- Alors, qu'est-ce que vous en pensez?

Sophia est silencieuse. Son esprit bouillonne, connecte, doute. Elle ne veut pas faire de réponse précipitée car elle perçoit le réel poids de la question: c'est exactement vous, pas vrai? vous n'êtes pas unique, vous êtes 2% de la population, et vous avez été définis. Vous, Sophia, n'êtes pas si spéciale, vous voyez. Or, même si elle n'a jamais douté du fait qu'elle n'était pas unique - seuls les flocons le sont -, elle refuse de donner la moindre prise à Sarlic Winston. Cette obsession qu'il a à vouloir la dominer est malsaine, il faut qu'elle trouve un manière de désamorcer la situation et de le renvoyer dans ses pénates pour qu'il lui fiche la paix.  

Calmement, elle pose le rapport qu'elle a déjà fini depuis plusieurs minutes et plante un regard vide dans celui, guère plus expressif, du chef de la sécurité de Vagagham:

-Et vous, qu'est-ce que vous en pensez, Sarlic?

Elle voit un tic nerveux agiter sa paupière à l'entente de son nom. Elle sait qu'il a horreur qu'elle soit familière avec lui, ce qu'elle lui rend bien. Imaginer qu'il puisse l'appeler Sophia lui donne envie de changer d'identité, et l'appeler par son prénom n'est pas non plus une partie de plaisir, mais elle sait que pour gagner la guerre il faut parfois accepter de perdre des batailles.

- Répondez à ma question, enfin les dames d'abord, marmonne Sarlic en réprimant de justesse son animosité à peine voilée.

Sophia s'en amuse mais reste impassible. Elle regrette l'absence d'Ellan, qui aurait sûrement été très amusé de la mascarade de Sarlic Winston et qui ne bénéficiera pas d'un récit de qualité. Sophia a beaucoup de mal à transmettre les émotions, surtout par procuration, et même si Ellan s'y est habitué, elle sait qu'il ne l'élira jamais conteuse de l'année.

- Le travail qui a été mené pour arriver à un tel résultat est épatant, commence-t-elle. Je serais très intéressée par l'historique des recherches et la manière dont les résultats ont été compilés. Je ne suis habituellement pas une grande adepte de la psychologie sociale, mais force est de remarquer la qualité de ce travail.

Sarlic esquisse un sourire, ou du moins est-ce ainsi que Sophia interprète la manière dont la commissure de ses lèvres se relève.

- Comment êtes-vous tombé dessus? C'est Grace qui vous en a parlé? C'est incroyable ce que font les magazines pour jeunes filles, de nos jours.

La remarque prend Sarlic par surprise et Sophia a du mal à dissimuler son sourire satisfait. Elle sait que ce n'est pas très fairplay d'utiliser une enfant pour discréditer Sarlic mais contre lui, tous les coups sont permis.

- Non, enfin...

Sophia se régale tandis que Sarlic essaie de retrouver une contenance et ses mots pour remonter le fil de l'histoire et assurer la fiabilité scientifique du document.

- C'est une entreprise londonienne très sérieuse spécialisée en psychologie sociale et management qui a effectué cette étude et l'a ensuite déclinée sous la forme d'un questionnaire et des seize résultats dont le vôtre, lance Sarlic et Sophia voit qu'il est satisfait d'avoir pu raccrocher l'ensemble de ses wagons. Elle le plaindrait presque tellement il est évident qu'il pense avoir la moindre influence sur elle.

- Et sûrement le vôtre, aussi, du coup. Lequel est-ce? demande-t-elle en éparpillant sur le bureau les différents feuillets représentant les seize typologies de personnalités mises en évidence par l'étude. Sûrement pas un analyse, dit-elle en excluant quatre personnalités, dont la sienne fait partie, ni un diplomate, poursuit-elle en jetant un coup d’œil plein de jugement à Sarlic qui commence à frémir de rage malgré toute sa bonne volonté.

- Je doute également que vous soyez un explorateur. Après tout, ça fait combien de temps que vous êtes ici? Bientôt quinze ans, non? Ca ne sent pas trop la prise d'initiative, ça... Vous devez donc être une sentinelle, ce qui est tout à fait logique au vu de votre poste. Vous êtes toujours aux aguets pour tous nous protéger et nous ne vous en serons jamais suffisamment reconnaissants, déclare-t-elle pour calmer Sarlic qui a dissimulé ses poings crispés derrière lui.

- Jamais, c'est certain, murmure-t-il, mais Sophia l'ignore, occupée à lire en diagonale les quatre profils restants.

- Si ça ne vous vexe pas, je vais de suite éliminer le Consul et le Défenseur qui requièrent tous deux de la chaleur humaine.

Du coin de l’œil, elle voit que le teint de Sarlic a viré au rouge brique et elle essaie de se souvenir: est-il est cardiaque?

- Il ne nous reste donc plus que le Logisticien ou le Directeur. Ou est-ce que je me suis trompée?

Le mot semble écorcher les lèvres de Sarlic mais il finit par le prononcer au terme de deux tentatives:

- Non.

- Alors, monsieur Winston, lequel êtes-vous? demande-t-elle rhétoriquement en se plongeant directement dans la partie dédiée aux habitudes de travail puisque c'est par ce biais qu'elle connaît Sarlic. La réponse lui saute aux yeux, à peine a-t-elle lu les premières phrases du premier profil mais, par acquis de conscience, elle se force à lire le second avant de rendre son verdict:

- Vous êtes un Logisticien.

- En effet, concède Sarlic, tandis que ses yeux lancent des éclairs.

- Vous ferez attention, dit-elle en tapotant la partie sur les forces et les faiblesses, il est écrit que vous pouvez vous montrer parfois insensible et c'est vrai que je l'ai moi-même remarqué plusieurs fois. Je pense que nous apprécierions tous si vous pouviez travailler là-dessus.

Sophia sait qu'elle vient de porter le coup de grâce à Sarlic et que s'il ne l'étrangle pas sur-le-champ, c'est grâce à sa conscience des conséquences, son respect des responsabilités et son entraînement militaire ; les trois principales raisons qui le placent dans le camp des Logisticiens. L'ambiance autour d'eux est électrique, mais elle feint ne pas s'en apercevoir, même si elle ne sait pas comment passer à la scène suivante, au mouvement suivant, comme dirait son profil.

L'arrivée de Moshe Qadoche la sauve d'un silence qui commence à devenir pesant. Sarlic en profite pour partir sans un mot et Moshe échange un regard surpris avec Sophia qui hausse les épaules:

- On parlait d'une étude qu'il voulait me montrer et il a pris la mouche, dit-elle en ramassant les papiers et en les rangeant dans un tiroir. Il doit être un peu stressé.